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La Philosophie d'Alan Watts
6 octobre 2011

Lire Alan Watts

 

 

 

LIRE ALAN WATTS1

 

 

 

 

En lisant Alan watts, s’ouvre parfois, sous le charme de sa parole une dimension parallèle de l’existence où tout serait redevenu simple. La jubilation intérieure s’intensifie peu à peu jusqu’à parvenir à conférer aux formes du monde visible une netteté, une force et une légèreté, une qualité radicalement neuves. Qu’un accent intime de la vie du lecteur vienne alors à s’entrecroiser avec les échos magiques du livre, le satori peut soudain se produire. Satori, kensho, ou tel phénomène psychologique qui en serait une prégnante évocation, peu importe!

Quelque fragment de votre propre nature, ou de votre moment d’existence, se révèle. C’est bouleversant. On voudrait croire que “ça y est”. De fait, on le croit. C’est Cela! C’est bel et bien Cela, se dit-on. Quelle merveille!

Et puis, brutalement, ignominieusement, voici l’effondrement, la désespérance habituelle, les anxiétés, les interrogations obsédantes. “Je” me retrouve emporté par le vent du karman. Rien de changé. La déception est grande.

Pourtant, ne serait-elle banale ? Et Watts lui-même aucunement coupable de miroité l’infini tao, à nos yeux émerveillés, pour nous laisser tomber ensuite, ne pas nous porter jusqu’au bout de l’expérience de vérité ?

N’avons-nous jamais assisté à tel spectacle tout en bons sentiments, nobles et généreux, exprimés sur un fond sonore et visuel féerique ; et, au sortir de la salle, ressenti comme une cruelle morsure la grisaille du quotidien ? N’avons-nous pas lu d’Artagnan ou la Princesse de Clèves et entendu le coup de sifflet du maître nous ramener à la réalité, par exemple la triviale nécessité d’apprendre que deux fois deux font quatre. Quatre, ni plus, ni moins. Sinon : mauvaise note. Sanction du Réel! Après la fougue batailleuse d’un mousquetaire ou la beauté altière d’une princesse, le constat est déprimant, ou révoltant. Mais quoi, fallait pas rêver!

On peu lire l’œuvre d’Alan Watts pour des raisons diverses, les informations sur l’Orient qu’elle contient, ses analyses des rapprochements et divergences du non-dualisme et de la mystique chrétienne, ses critiques de la société moderne.

On peut également la lire pour justifier sa propre inaptitude à la recherche spirituelle. La cause de cette diversité d’approches provient de la volonté de Watts de s’adresser à l’intuition du lecteur (qu’il appelait “sensation physique”) plus qu’à sa seule raison ou à son seul imaginaire. L’exposé rationnel de tel concept, tel fait historique, linguistique ou physique, n’est là qu’au titre de support au rebondissement d’une réflexion non linéaire, ni démonstrative, ni même “étudiable”.

 

S’il est possible d’étudier les sources bibliographiques de la pensée d’Alan Watts, il est strictement impossible d’étudier la pensée d’Alan Watts. La pensée d’Alan Watts est celle de chacun.

Au fait! d'Artagnan, la Princesse de Clèves, c’est quoi ?

Au fait! La fameuse “voie abrupte” du t’chan, c’est quoi ?

Ce sont, à une virgule près, deux phrases de même longueur. Aussi creuses l’une que l’autre, selon le tao.

 

Et pourtant -pourtant!- elles évoquent quelque chose en moi. Je Vois. Je vous jure que je le Vois : d’Artagnan tirer son épée, la Princesse de Clèves me sourire et Huineng déchirer un Sûtra. Trois personnes que je n’ai rencontrées de ma vie. Trois personnes que “je” ne “suis” d’aucune manière, bien que je galope avec d’Artagnan, baise les doigts de la Princesse et que je m’amuse énormément à regarder les morceaux du Sûtra s’envoler.

Bref! N’est-ce pas une grande folie de croire que ce qui est écrit dans les livres puisse se superposer à la réalité existentielle de chacun, et de sa situation ? Ne nous berçons-nous d’illusions dangereuses en espérant connaître l’Éveil du 6° Patriarche parce que nous l’avons lue ? Je lis “sagesse”, et je me crois déjà beaucoup plus sage qu’avant!

Ne nous conduisons-nous pas comme un cancre qui refuserait d’apprendre sa table de multiplication sous prétexte qu’il a entendu dire, à la télé, cette vérité mathématique supérieure que deux fois deux ne font pas nécessairement quatre ?

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Personnellement, à lire et relire Alan Watts dans l’espoir de retrouver et d’amplifier mon émerveillement initial, je me suis rendu compte ne rien étudier d’autre que moi. Pas seulement les ornements philosophiques du questionnement de l’identité de l’Être, mais moi.

Du célèbre “Qui suis-je?” Watts est passé à la question : Suis-je moi ? Suis-je la conscience que j’ai de moi, ou bien y a-t-il une autre réalité, inconnue, qui serait mon véritable moi,un moi différent de l’idée ou de l'opinion que je m’en fais ? Watts le répète de plusieurs manières : vous ne pouvez penser si vous penser la pensée de votre objet de penser ; vous ne pouvez être ce que vous êtes et l’idée que vous en avez ; vous ne pouvez vous élever du sol en tirant sur vos lacets de chaussures.

A défaut de cesser complètement de vivre dans l’imaginaire, ou emporté par le courant des pressions sociales (cela, seul le Sage le peut), Watts nous propose de cesser immédiatement de vivre par procuration, fût-elle celle d’un Maître. Avant le Maître, le Disciple, le vrai, qui peut être un sacré pauvre type.

 

La question posée n’est pas la libération d’Alan Watts. Elle est de libérer Pierre Lhermite. Non que ce dernier doive mépriser l’émerveillement qu’induisit le premier. “Je” ne dois pas plus me moquer de cet émerveillement que de mes premiers émois d’enfant découvrant le plaisir de lire. Il sont en moi. Ils sont moi.

 

Au niveau métaphysique, “je” dois, certes, distinguer entre ce “moi” incarné d’une forme individuelle, donc très particulière et identifiable du dehors, et cet autre “moi” sans forme spécifique : immense. Les hindous disent “atman”, dans un cas comme dans l’autre. Atman qui est Brahman. (Tout comme le Christ affirmant que “moi et mon Père ne sommes qu’un”?)

Malheureusement, une confusion est fréquente qu’Alan Watts formule ainsi : confondre Dieu se “prenant” pour un ego (moi) et un ego (moi) se “prenant” pour Dieu....tout comme je me prends pour d'Artagnan en lisant ses aventures, ou pour le 6° Patriarche du t’chan en lisant le récit de sa vie, non moins aventureuse que celle d’un d’Artagnan, d’ailleurs.

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La but des lectures dites spirituelles, ou philosophiques, est de connaître les limites et les pièges du langage, le profit d’une lenteur ruminative associé à une relaxation du corps. Surtout, et s’il fallait retenir une seule leçon de l’œuvre de Watts, la toute première serait sans doute celle-ci : ne pas s’identifier à des mots -y compris ceux de délivrance, Éveil, Sagesse... ou Alan Watts, tel ou tel Maître (ou simili Maître).

 

Je l’avoue, je me suis senti humilié, blessé, quand à lire Watts, j’ai compris ne le lire guère autrement que Simenon, San-Antonio ou la dernière bande dessinée à la mode.

 

Le Grand But n’est peut-être pas du tout, à strictement parler, la “mort à soi-même” ou la “mort dans la vie” (A noter qu’il d’usage relativement courant d’user du terme de “délivrance” aussi bien pour une naissance que pour une mort). Il est avant tout la mort de l’enveloppe, les multiples représentations du monde et de soi-même. Tant qu’un disciple est capable de repérer dans son esprit la Parole du Maître, il demeure dans la maya. Quand un disciple commence de faire siennes les Paroles du Maître -miroir de son propre visage, à lui, et point celui de l’Autre, fusse le Tout Autre divin... la Voie s’ouvre. C’est lent! Car, autant le dire, la voie prétendument “abrupte”, le subitisme du tao ou du t’chan : c’est lent. Une lenteur exaspérante, mortelle. Une agonie à n’en plus finir.

 

Cher Alan Watts, j’eus aimé t’écrire une sorte de “lettre ouverte”, pour te dire que tu as bien trop raison : n’importe quel livre peut servir dans la quête de l’Éveil, par exemple un dictionnaire ou Alice au pays des merveilles. Ou tes livres. Mais pas forcément tes livres. Tes livres parmi d’autres, tous d’aucune importance, quoique tous sacrés. Tu le dis toi-même...

 

 

 

P.S.-- (de 1999) Cher Alan, des amis personnels m’ont vivement reproché cet article, paru la même année que mon essai sur toi et ton œuvre.

Comme contre publicité, on ne saurait faire mieux, m’ont-ils dit. Tu viens de scier la branche sur laquelle tu voulais te percher. Tu dénigres ta propre admiration pour Watts. Tu dénonces ta propre fascination pour son personnage, ton propre enchantement pour son œuvre. Serais-tu donc désenchanté de l’avoir étudié ? Serais-tu désabusé de ses leçons ?

Agonie! Agonie! Quelle stupidité! Tu crois que c’est porteur, ça? Vends-leur donc le jaillissement inépuisable de la vie, l’inaltérable beauté des choses du monde, l’incandescente jouissance érotique de la marche spirituelle, l’étincelante lumière du But Suprême de la Voie qui se reflètent dans toute l’œuvre du grand philosophe californien. Tu aurais du prendre le risque d’écrire que tout chercheur spirituel de notre époque contemporaine doit forcément lire Alan Watts, que ses livres sont par eux-mêmes des étincelles d’Éveil, que ses livres sont rares et précieux, qu’ils émergent au milieu de tant d’autres ouvrages d’aucune portée, d’aucune importance -et aussi illusoires qu’Alice au pays des merveilles. Voilà ce que tu aurais du écrire!”

Alan, j’en suis sûr, tu ne m’en veux pas d’avoir placé la Vérité -du moins l’esprit de vérité et de véridicité- au dessus de ta personne, mettant ainsi une pierre dans ton jardin, marquant que l’expression de ta pensée se prêta trop souvent aux pièges de l’imaginaire.

Je te promets d’être plus prudent à l’avenir et d’essayer de ne plus dévoiler trop crûment les choses. Mais, je te ferai remarquer que ceux-là même qui te critiquent en usant de ces arguments, ou qui me critiquent afin de nuire à ton message, tombent justement eux-aussi dans les pièges de l’imaginaire et de la propagande du fantasme de perfection en faisant croire qu’on peut lire Fa-ai écrivant Huineng comme Alexandre Dumas d’Artagnan.

La lecture par le cœur (le xin des chinois) vaut la prière du cœur et la précède.

Nous demeurons nos propres flambeaux et, dans son équivocité même, la vérité continue d’être notre seul recours, n’est-ce pas?

 

 

Ps- (2011) - Je pensais superfétatoire d'indiquer d'une quelconque manière que "ces amis" qui m'auraient critiqué pour cet article sont eux-mêmes imaginaires, ou, en d'autres termes, qu'ils sont en moi, mais sans que je m'y identifie plus que je ne m'identifie au "moi-je" qui signe en tant qu'auteur.

Au risque de trop en dire, d'en devenir lourd s'agissant d'un sujet par essence léger comme le vent : se prendre pour un mousquetaire en lisant Alexandre Dumas, pour un méditant en lisant Huineng, Alan Watts ou un autre ; et se prendre ensuite "sur le fait", ou "en flagrant délit" de cette illusion, il peut être bon de le savoir : c'est ce que les textes anciens appelaient jadis "l'accès par la parole". La parole qui "fait croire que".

Quand cette prise de conscience à double volet (une sensation + la connaissance du caractère illusoire de celle-ci)... a été faite et clairement digérée, il devient plus aisé, et sécurisant, de tenter de sortir des lignes du livre pour aller voir ce que ça peut donner dans la réalité naturelle : un arbre, le vent, l'arbre que l'on voit, le vent dont on ressent le souffle sur ses joues, les branches de l'arbre qui plient sous le vent et notre propre corps qui arc-boute pour lutter contre le vent, etc. N'importe quel élément de notre environnement peut être pris : le soleil qui éclaire le côté d'une colline et crée de l'ombre sur son autre versant de même qu'il réchauffe un côté de notre corps mais pas l'autre, etc. Se rendre compte de l'existence de ces relations complexes dans sa propre perception et dans sa propre sensation qui en résulte (l'expérience vécue ne faisant pas la différence), c'est franchir le seuil de la fameuse Conscience Cosmique dont nous entretiennent les livres d'Alan Watts.

Mon truc se voulait à double détente :

1- Il nous est facile de comprendre que notre identification à d'Artagnan est un leurre ; il suffit de lever les yeux du roman pour se rendre compte que l'on est pas à cheval et reprendre conscience du bruit de la circulation automobile...

Il n'en va pas de même quand on vient de vous dire que "Vous êtes bouddha", que le bonheur est "en Vous" et que la Sagesse, l'Identité Suprême, s'ouvre à Vous en un instant, etc. etc. etc.

2- Il peut être de la plus grande utilité pratique de savoir que l'émerveillement ou tout autre sensation que Vous éprouvez pour le texte d'Alan Watts PEUT et doit être reporter sur ce dont il porte !

 

Connaissez-vous l'histoire de ce jeune vacher qui ne parvenait pas à méditer ? Vous savez... celui à qui un maître conseille imprudemment de méditer sur quelque chose ou quelque être qu'il aimât... quand le maître lui demande de sortir de sa hutte, il répond qu'il ne peut pas, que ses cornes l'en empêchent bloquées par les montants de la porte. Comme la plupart des petites histoires orientales, celle-ci peut donner lieu à divers commentaires potentiellement divergents : ce jeune vacher se serait identifié à l'objet de son amour, ou il aurait confondu "concentration" et "méditation", etc.

C'est idiot, absurde.

Est-ce beaucoup plus absurde que l'idée de quelqu'un qui, venant de lire Dumas, refuserait de sortir de chez lui sous prétexte qu'il ne retrouve plus son épée ?

Plus absurde que de croire pouvoir obtenir l’Éveil en lisant Watts ?

Moins idiot que de prendre les discours sur la sagesse (et la sensation qui en résulte, l'excitation intellectuelle ainsi induite) pour la Sagesse même ?

Je joue sur et avec les mots. Peut-être vous en amusez-vous en me lisant et cela est un phénomène réel : vous me lisez, vous vous amusez... ou vous vous ennuyez (auquel cas, je m'en excuse).

Ce que je veux exprimer par cet addenda est l'utilité pédagogique de l'histoire du jeune vacher quand on la place en regard de la lecture d'Alan Watts, ou de tout autre vulgarisateur - je ne suis pas sectaire : il appartient à chacun de vérifier par lui-même s'il lui est possible de s'identifier au Cosmos comme ce jeune vacher aux cornes de son buffle...ou comme tout néophyte de la pratique du za-zen à sa posture.

 

D'abord, bien sûr, qu'il faut faire Attention !

Attention à ne pas s'identifier à ce que l'on perçoit (nécessairement parcellaire) ou à soi-même (partiellement) en train de percevoir, mais à la relation de l'un à l'autre. Sans être la Sagesse, c'est un premier pas vers la sortie de l'illusion livresque.

Hélas! Ce peut être aussi vers l'entrée dans une nouvelle illusion : que l'unité de ma perception et de mon aperception soit équivalente de cette Conscience Cosmique.

L'issue serait quelque part dans l'entre-deux de ces illusions... Hum!

(A l'usage de ceux qui se demanderaient encore comment s'y prendre, l'ouvrage "Matières à réflexion" présente le plus grand intérêt pour mettre en pratique une nouvelle attitude face aux pressions sociales d'une culture fondées sur l'effet de réclame.)

 

 

 

 

 

1- Cet article parut d’abord dans la revue Les carnets du yoga n° 54, décembre 83

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