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La Philosophie d'Alan Watts
18 novembre 2012

Alan Watts, un Philosophe en liberté

Alan Watts a parcouru bien des sentiers, sans jamais s’y tenir, en dépendre ou en devenir spécialiste, à la manière des voyageurs de ce conte dans lequel toute direction ramène immanquablement à la seule et même croisée de tous les chemins qu’offre la vie.

Le lien paraît ténu entre le prêtre qu’il fut quelques années, et qui tenta de renouveler la liturgie de chaque office en une harmonie de majesté et de liesse, d’allégresse juvénile, et cet écrivain frondeur prônant un érotisme polymorphe à tout être humain.
Jouant les cuisinier, psychologue, théologien, bouddhiste zen, journaliste, excentrique maître à penser des hippies ou expert auprès des tribunaux, il assumait ces activités divergentes pour revenir toujours au centre de ses préoccupations : l’expérience spirituelle, appelée ici Conscience Cosmique. Le domaine est un peu particulier, au vingtième siècle. Il requiert d’être un ‘généraliste en sciences humaines’, un touche-à-tout. Expressions assez lourdaudes, auxquelles il préférait celle de Philosophe en Liberté.
C’est une catégorie socio-professionnelle dont il paraît être le seul représentant. Nous avons des romanciers, des professeurs, quelques savants et quelques ecclésiastiques qui sont reconnus philosophes par tous. Nous n’avons plus de philosophes ‘philosophes’. Ou alors, ils se cachent si bien que la race donne l’impression d’être éteinte depuis fort longtemps. Or Watts, au moins en son âge mûr, parvint à cette liberté d’antan. Libre parce-que sans obligations professionnelles précises et contraignantes ; libre surtout du dogmatisme ; libre d’être lui-même, jusque dans ses défauts qui étaient à la mesure de ses étonnantes qualités.
Le reproche lui en fut fait : quand, au matin, il glissait une feuille de papier dans sa machine à écrire, les fins d’édification morale, de prosélytisme ou autres n’étaient pas d’une grande importance. en une forme de rêverie méditante, il laissait flotter son esprit, et celui-ci le ramenait à sa visée première d’exploration et d’élargissement de la conscience ou d’étude de ce qui la limite.
Limite constituée tout premièrement par notre ‘humano-centrisme’, l’idée que le ‘je’ se fait du ‘moi’, du ‘moi-au-monde’. L’obstacle a toujours été. Il est particulièrement puissant dans le monde moderne, qui en a produit un dogme prohibant toute aspiration à un ’supra-égoïsme’ ou à un ’supra-humanisme’.

Par ce qui précède, il est permis de rattacher Watts au courant de la Tradition. De fait, Watts a découvert le Bouddhisme zen dans son adolescence, puis René Guénon à l’âge adulte. Ce qui lui permit de ne pas rencontrer de problèmes moraux en revêtant la soutane, la différence Bouddhisme & Christianisme n’étant plus qu’une affaire de formes culturelles (puisque la thèse majeure de Guénon est l’unicité essentielle, ésotérique, de toutes les religions ; les différences et les oppositions étant extérieures, exotériques, aveuglant seulement les non-initiés, les profanes).

Il ne s’agit pas d’une inféodation. Je vois d’ailleurs mal un guénonien se reconnaître en Watts, et, d’aussi loin qu’une telle chose puisse s’imaginer, je me figure mal l’austère et sec René Guénon recevoir le jeune Alan en lui offrant Whisky, cigare, plat en sauce et fines plaisanteries*. Par contre, à partir de l’apport de Guénon - ainsi que de Coomaraswamy -, Watts a pu développer une critique systématique de la société occidentale qui conserve toute son importance. Cette critique ne tend pas à une contestation historico-politique propre à modifier le cours de nos sociétés. Elle se voudrait permettre, chacun pour soi et à sa façon, de répondre à la question que voici : comment peut-il bien se faire que, pour l’Orient traditionnel et pour l’Occident pré-moderne, la quête spirituelle est apparemment la première préoccupation existentielle sans que celle-ci vienne contredire la matérialité ? Ou, pour prendre un exemple précis, concret et quasi journalier : en quoi manger une cuisse de poulet industriel présentée sous cellophane peut être une occasion de péché (= erreur métaphysique) quand en manger après avoir attrapé l’animal dans la cour, l’avoir soi-même saigné et cuisiné, l’est beaucoup moins ?

Pour résumer un peu sommairement, indirectement, une réponse qui traverse toute l’œuvre de Watts, le monde moderne nous crie et nous somme de croire que le corps humain, devenu séparé de son âme, est une machine (ainsi, on s’en doute, que tout vivant animal, végétal ou …minéral) pouvant en conséquence se nourrir machinalement, chimiquement et non plus en participation symbolique et mythique de l’âme au divin. Par suite logique, nourrissons-nous notre corps d’un côté ; et notre âme, de son côté, tourne ses appétits vers d’autres substances bien immatérielles (idéologies, projet, devenir, histoire, responsabilité, identité, émotions, et j’en oublie), qui sont des abstractions. Or, ce que nous dit ainsi le monde moderne est un conglomérat de mensonges et d’empêchements d’accès à la Conscience Cosmique, cette résipiscence de l’âme, ne tentant plus d’objectiver le monde, mais d’y acquiescer, de s’y assujettir délibérément.
La Conscience Cosmique est une âme qui se reconnaît dedans le monde, qui a découvert que nous sommes les objets multiples d’un unique Sujet (Brahman, Cosmos, Dieu, Tao…) auquel il nous est proposé d’ouvrir une existence limitée, qui ayant tout reçu, Se rend à Tout, EST le Tout.

C’était l’art de Watts : un détail du quotidien, en y réfléchissant bien, la métaphysique tout entière se découvre par lui. Que je sache manger un poulet, donc tuer, respirer, goûter, chanter, aimer, baiser - et la mort disparaît. Plus de Temps, Espace, Changement. Que je suive bêtement la culture de super-marché, et la peur me reprend, et je tourne le dos à la Vie : naissance & mort continuent.

* Un ami connaisseur de Guénon m’a fait remarquer que la tournure de cette phrase peut laisser à penser que René Guénon avait été un “pisse-froid”. Ce qui est injuste. La qualité de son accueil et de son sourire le prouve. Dont acte, très sincèrement.


© Pierre Lhermite

 


(Ce texte, inclus dans mes “Chanxué” de 2001, servit d’abord de préface à la traduction d'Alan Watts de “Deux essais sur l’expérience spirituelle”, par Jeanne Chantal et Thierry Fournier, en 1988) HC

 

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